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Le puzzle minuté des mortuaires

Le puzzle minuté des mortuaires

La «page des morts» reste une véritable institution. C’est l’affaire de Sandra Cornu

Les annonces mortuaires font mal à l’ego des journalistes. Vous pouvez décrocher l’interview exclusive de Bill Gates, prouver que la Terre est ronde ou rédiger un article sur le loup transgenre et vacciné qui vient de se faire coller pour excès de vitesse à proximité d’une éolienne de La Sonnaz, jamais vous ne pourrez concurrencer le taux de lecture de la «page des morts». Pour nombre d’abonnés de La Liberté, elle est même la principale porte d’entrée dans le journal, devant le courrier des lecteurs, le dessin d’Alex ou la plage de vie.

Pourquoi suscite-t-elle tant d’intérêt? Parce que, paradoxalement, l’annonce publique d’un décès renforce le lien social entre la famille du défunt, les proches et, en bout de chaîne, Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Le lecteur soupèse les noms, leur ordre de passage, les âges, les membres de la famille qui y figurent et ceux qui n’y sont pas, les engagements professionnels de la personne disparue, parfois son rang social. A la lecture s’entremêlent hommages, souvenirs et prospections.

Pour La Liberté, c’est l’équipe du prépresse de media f qui gère cette véritable institution. Sa mission? Fabriquer et mettre en page les annonces, y compris commerciales, avant de livrer des pages finies à la rédaction et d’alimenter les supports numériques. Six jours par semaine. A Saint-Paul, depuis près de trente ans, Sandra Cornu (51ans) est aux manettes, en alternance avec sa collègue Charline Pochon. «Les «mortus», c’est la part de mon travail que j’apprécie le plus. C’est comme traiter de l’actualité: chaque jour, je repars de zéro. Je m’enferme dans ma bulle, et je sais ce que j’ai à faire.»

Epouillé, ripoliné

Le traitement de cette matière si particulière est strictement codifié. La ligne graphique d’abord, exempte de toute fioriture. Puis le vocabulaire et les tournures de phrase, qui suivent eux aussi leur propre liturgie. Là où l’expression «s’endormir paisiblement» prend une autre dimension. «Si nous avons le moindre doute sur un nom de famille, une date, ou un lieu, nous prenons contact avec les pompes funèbres, qui nous transmettent l’essentiel des informations, ou parfois directement avec la famille», poursuit Sandra Cornu. «C’est sensible. Il faut imaginer que pour les proches dans le deuil, un simple nom orthographié faux peut mettre passablement de monde dans la gêne.»

Ce n’est donc pas un hasard si les annonces mortuaires sont la seule matière de La Liberté qui passe à deux reprises entre les mains des correcteurs. Tout y est épouillé, scruté, ripoliné.

«La plupart du temps, je parviens à me détacher des émotions qui entourent un décès. Mais il m’est déjà arrivé de finir en pleurs devant mon écran.»
Sandra Cornu

Puis vient le travail de mise en page. Selon le champ lexical des typographes, il faut «couler» les annonces dans le système rédactionnel, soit faire cohabiter la matière du lendemain dans un espace donné. Un genre d’artisanat. C’est un puzzle minuté – tout doit être bouclé pour 20h – qui suit une hiérarchie précise. Les avis de décès ont la priorité. A proximité, les avis de société, puis les remerciements, les messes anniversaire, etc.

Sans filtre

Photographe de reproduction de formation, Sandra Cornu a un compas dans l’œil. Quand celui-ci n’est pas embué. Car la «page des morts», au-delà de la forme, ce n’est que du délicat et du cœur serré. «La plupart du temps, je parviens à me détacher des émotions qui entourent un décès. Mais il m’est déjà arrivé de finir en pleurs devant mon écran. Il faut prendre sur soi et finir le boulot.»

Un double-clic et le nom du défunt s’affiche, sans filtre. «Je suis déjà tombée sur des amis ou des membres de ma famille élargie, un oncle, une tante. Apprendre la nouvelle en ouvrant un fichier Word, c’est raide.» Avec le temps, elle s’est constitué une carapace, qu’elle entretient à sa façon. «Il m’arrive de leur parler, gentiment, à voix haute. «Toi, je te connais.» Ou alors, je leur pose des questions, notamment à ceux qui ont passé la centaine. «Tu étais où quand tel ou tel événement s’est passé? Tu t’en souviens? C’était comment?»

L’entretien se termine. Sandra Cornu se lève et retourne à la mine. Elle a encore pas mal à faire pour le lendemain. L’actualité, même celle-ci, n’attend pas. Un éternel recommencement.

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