Il suffit qu’il parte trois semaines en vacances pour que certains abonnés appellent la rédaction: «il n’est plus là, Alex?» «Il ne dessine plus, Alex?» «Il revient quand, Alex?» Sinon essentiel, tout au moins nécessaire. Sur la table du petit déjeuner, son dessin slalome entre le café et le beurre des tartines, passe de main en main. Il nous arrache le premier rictus de la journée, un sourire, parfois davantage. Voilà 21ans qu’Alex est entré dans l’intimité des lecteurs de La Liberté. A coups de crayon. Personne ne le connaît vraiment, mais à force, il fait partie de la famille. Un genre de tonton rigolo qui vient toujours au bon moment, avec le pain et les croissants.
Alex, c’est Alexandre Ballaman (49ans), dessinateur de presse, graphiste de formation. «Lorsqu’on ouvre le journal, un dessin, ça se voit, ça se détache graphiquement des autres contenus. D’autant que j’occupe une case dédiée, facile à repérer. L’idée de ce rendez-vous matinal avec les lecteurs, à l’heure du café, me plaît bien. C’est pour eux que je dessine, et pour personne d’autre. Entre le journal, les lecteurs et moi, je crois pouvoir dire que nous nous sommes bien trouvés.»
Perché devant une table inclinée, courbé au plus près de son croquis, le Broyard griffonne, porte close. C’est la fin de l’après-midi et Alex est dans sa bulle. En arrière-fond sonore, le poste radio crache des infos en continu. Dans quelques heures, il sortira de sa boîte pour aller livrer sa production du jour, drôle, impertinente, tendre ou poétique, au gré de l’actualité, de son humeur et de ses intuitions.
Un terrain de jeu immense
Si, avec le temps, Alex est devenu une marque dans la marque, c’est grâce à un talent reconnu bien au-delà des frontières cantonales (double lauréat du Prix du public de la revue satirique alémanique Nebelspalter ou reprises régulières dans Le Courrier international) et à sa remarquable régularité. C’est d’ailleurs une vertu que les lecteurs mettent volontiers en avant lorsqu’ils parlent du bonhomme: mais comment fait-il pour être bon tous les jours?
«Je revendique le droit de ne pas faire quotidiennement le meilleur dessin du monde. Et je n’ai pas d’appréhension par rapport à ça»
Alexandre Ballaman
N’essayez pas de lui poser frontalement la question, il n’y répondra pas. Son humilité le lui interdit. «Je revendique le droit de ne pas faire quotidiennement le meilleur dessin du monde. Et je n’ai pas d’appréhension par rapport à ça. Ni d’ailleurs par rapport à l’obligation de sortir un dessin par jour. D’abord parce que c’est mon métier, ensuite parce que l’actualité se prête à ce rythme de parution. Mon terrain de jeu est immense. La plupart du temps, je n’ajoute d’ailleurs pas grand-chose au fait d’actualité. Il est déjà énorme. Il se suffit à lui-même.»
Alex est une éponge. Il se décrit comme «à l’affût jour et nuit»: lire, écouter, regarder. «Je me mets effectivement au travail dans la matinée. Je commence à filtrer les infos. La première étape, c’est trouver le bon sujet. Parfois, il s’impose de lui-même. D’autre fois, l’actualité ne dégage pas d’évidence. Et je dois toujours me projeter dans La Liberté du lendemain: est-ce que mon dessin n’aura pas trop vieilli d’ici là?» Plutôt que de multiplier les ébauches, Alex se concentre sur une ou deux pistes. «Puis je les malaxe, les retourne. Je les affine…» Selon une recette immuable: aller vers le dessin le plus simple, le plus évident. «Le plus beau compliment? Le lecteur qui me dit: j’aurais pu avoir cette idée.»
Pas de leçons à donner
Les limites, il se les impose lui-même. Alex se considère comme un observateur, et non comme un éditorialiste. «Je n’ai de leçons à donner à personne. Les dessins que je fais me ressemblent: c’est là mon principal garde-fou. J’aime parfois me hasarder là où on ne m’attend pas, car je considère qu’il n’y a aucun sujet tabou. Tout dépend de la manière dont le dessinateur les appréhende. Choquer pour choquer, ça n’a pas d’intérêt.» Au sein de la rédaction, ses dessins ne sont soumis à aucune forme de censure. La plupart du temps, ce n’est que le lendemain, en ouvrant son journal, que le rédacteur en chef découvre son travail. «Je jouis d’une totale liberté, acquise avec le temps et basée sur une confiance mutuelle.»
L’apparition des réseaux sociaux ne lui impose-t-elle pas de nouvelles responsabilités? Car désormais, les dessins d’Alex les plus populaires frisent le million de vues. «Lorsqu’un de mes dessins tourne sur les réseaux, il peut tomber entre toutes les mains. Y compris dans celles de personnes qui ont d’autres références politiques ou religieuses. C’est déjà arrivé, et franchement, je ne peux pas y faire grand-chose. Là, ça m’échappe. Je dessine pour ceux qui savent me décoder.»
Cette audience numérique, parfois vertigineuse, ne détourne pas pour autant Alex de son premier amour: le journal. «J’aime répéter que je travaille pour la corbeille. Il n’y a rien de plus plaisant que ce vieux papier, dont la durée de vie ne dépasse pas 24 heures. Je fais un métier qui brasse beaucoup d’air. Et c’est bien comme ça.»